Créativité et aptitude au changement: apprivoiser la complexité par l'humain




La créativité est un vecteur de changement comme un facteur de résilience. Elle permet de surpasser ses pairs ou de surmonter l'inextricable. La créativité, fontaine d'innovations, se cultive dans un univers de complexité; qu'elle soit humaine, technologique ou stratégique. Pourtant, de plus en plus de dirigeants se sentent paralysés par cette complexité. Savoir en tirer profit, pourtant, ne serait qu'une question d'attitude. Plutôt que de la subir, adoptons des a priori favorables au changement, et restaurons la confiance en l'homme.



Des dirigeants paralysés: la créativité est-elle un luxe en période de crise?

Tout tient dans le concept de "complexité". Récemment paraissait l'étude Global CEO Study 2010, au terme de laquelle 85% des dirigeants français anticipent une complexification de leur environnement stratégique dans les 5 ans à venir. Leur incertitude est multifactorielle: conjoncture, réglementation, technologie, géopolitique... Tout concourt à ce que la moitié d'entre eux s'avouent mal préparés pour affronter ces turbulences, et s'interrogent quant au meilleur mode de pilotage des activités et des hommes dans un environnement jugé instable. Pourtant, les managers affichent ostensiblement leur volonté de rompre avec les status quo, cette posture du "ni-ni" confortablement enracinée dans le terreau de la crise depuis 2008, qui sonne comme un aveu d'indécision latente; et révèle, donc, une moindre propension au risque. Car l'innovation, qu'elle soit technique ou organisationnelle, comporte des risques: elle bouscule les repères établis, et génère nécessairement des mécanismes réactionnels d'adaptation: comment réagiront les collaborateurs à une réorganisation interne, ou à leur autonomisation (assortie de la responsabilisation qu'elle induit!) par exemple?

Car c'est un fait: les Français n'aiment pas le changement, de surcroît en contexte de crise. Pourtant, les 1500 dirigeants interviewés dans la dernière Global CEO Study revendiquent un effort "d'innovation managériale", un "leadership créatif". Sur le terrain, ces postures se concrétisent à travers la recherche d'une "proximité accrue avec le client" et une plus grande "dextérité opérationnelle". Ils réclament à cor et à cri de nouveaux modes de fonctionnement, et appellent de leurs voeux une meilleure "adaptabilité au changement". Mais il faut savoir décliner ces ambitions en réalités quotidiennes de terrain: le changement est un processus permanent, pas une étape.

Corréler la créativité au changement: une dynamique de groupe?

Certains courants de la psychologie sociale empruntent à Le Chatelier (1884) cette loi bien connue des physiciens: "toute modification apportée à l’équilibre d’un système entraîne, au sein de celui-ci, l’apparition de phénomènes qui tendent à s’opposer à cette modification et à en annuler les effets". Il s'agit, autrement dit, d'une manifestation de la résistance au changement au sein des dynamiques de groupes. La posture managériale est donc déterminante dans l'acceptation du changement par les collaborateurs. Ainsi, "il est préférable de réduire les forces d’opposition au changement plutôt que d’accroître les forces de pression en faveur du changement" (Anzieu et Martin, 2000). Dès lors, le consensus face au changement et l'autorégulation des groupes seraient des gages d'adaptabilité majeurs. Une idée qui rompt avec une tradition managériale despotique encore répandue à chaque étage de nos grandes entreprises pyramidales. Les RH, parfois considérées comme les "agents de la pression implicite du groupe vers la conformité", doivent abandonner la mécanique de normalisation, d'uniformisation de l'individu, pour évoluer vers un système de valorisation du groupe. La célèbre méthode des Six Hats développée par Edward de Bono nous montre combien l'addition des singularités de chacun rend un ensemble humain plus cohérent.

Sociodynamique de la créativité: les apports de la psychologie

L'approche contextuelle en psychologie est de loin la plus intéressante pour expliquer l'élan créateur au sein des dynamiques de groupes. Loin d'éclipser les motivations intrinsèques des individus à créer, elle consacre leur milieu comme un espace d'expression de la créativité. Plus précisément, le modèle écologique d'Harrigton (1990) suppose l'existence d'un "écosystème créatif", qui doit être "doté de propriétés soutenantes telles une ambiance favorable, des normes et desrécompenses pour l'engagement dans la tâche, et des règles qui encouragent le jeu" (Voir Routhier C., "Psychologie de la créativité: quatre perspectives majeures", Revue Québecoise de Psychologie, vol.19, 1998).Un grand nombre de théories abondent d'ailleurs en ce sens depuis les années 70 (voir l'article de Montuori: "Beyond post normal times; the future of creativity and the creativity of the future", 2010).

Ces approches sont-elles transposables au monde de l’entreprise ?

La culture d'entreprise, on s'en doute, est un levier déterminant de la créativité. Claudia Sapta-Milea par exemple, en 2009, n'hésite pas à dénoncer le "marécage de la bureaucratie statique et pénalisante" pour l'intuition et l'intelligence créative. A l'opposé, de nombreux chercheurs se penchent sur le "design de l'organisation apprenante". Le cas de Nokia Siemens Networks, fruit d'une joint-venture en 2007 entre Nokia et Siemens, nous enseigne par exemple comment une entreprise peut améliorer sa performance globale grâce au management des hommes et des connaissances. On y remarque d'abord que la culture nordique en vigueur chez Nokia s'est aisément répandue dans la joint-venture: une hiérarchie plus souple, des modes de communication moins formels, et des échanges plus spontanés entre les niveaux... La réduction des niveaux hiérarchiques aurait notamment permis une plus grande réactivité vis-à-vis du client. Les processus de l'entreprise sont interdépendants, mais parfois géographiquement éloignés; des équipes virtuelles se forment. Plus surprenant: les SMS sont érigés au rang de canal de diffusion de connaissances tacites.

Autre illustration, tirée des propos d'Edouard Fourcade, DG de Cisco France: "Cisco tente de garder son esprit de startup (...) L'innovation ne se décrète pas au niveau managérial. Nous donnons donc aux collaborateurs l'espace pour être plus créatif. Mais ces derniers doivent avoir trois traits de caractères : être capable déprise de risques, de travail collaboratif, et de faire confiance. Du coup, on a du définir quels devaient être les comportements des managers pour insuffler ces traits de caractère chez leur collaborateur. " Jean-Pascal Godinet, son directeur Solutions et Technologies, explique pour sa part que "l’innovation est à la fois un tout, une approche globale et pensée, et l’addition de tous petits riens, de gestes individuels, de liens entre des initiatives qui pourraient paraitre indépendantes. C’est à ce prix que l’innovation peut prendre tout son sens, être partagée et donner la pleine puissance de son efficacité."

Encore un cas atypique, mais non des moindres: celui d'Ineo GDF-Suez, dont le coeur de métier historique était la réalisation de projets dans les domaines de l’énergie, des systèmes d’information et de communication. La maîtrise de la complexité voire l’introduction de celle-ci dans ces projets lui permet d’exploiter au maximum les synergies technologiques de ces trois activités. Pour une société d'ingénierie de cette ampleur, le degré d'inventivité est évidemment un avantage compétitif autant qu'une condition de sa survie. Le management d'Ineo GDF-Suez, en la personne de Guy Lacroix, a donc instauré une gouvernance "entrepreneuriale" consistant à cultiver le partage de responsabilité qui permet l'autonomie décisionnelle croissante des équipes sur le terrain, et induit un lien de confiance fort dans l'entreprise. C’est ce qu’il appelle la "co-responsabilité". Il faut dire qu'Ineo GDF-Suez, fort de ses 14500 collaborateurs, jongle avec un panel de compétences très diverses. 45000 projets avec chacun leurs caractéristiques propres et dont certains sont très complexes sont pilotés par Ineo chaque année.

C'est probablement ce qui a guidé Guy Lacroix dans son choix d’encourager la prise de décision au plus près des problèmes. Cette posture managériale aboutit à une forme d'auto-régulation des rôles impartis aux uns et aux autres ; elle stimule la réactivité des équipes et les pousse à rechercher des solutions dans l’ouverture à des partenariats internes ou externes à l’entreprise. En effet Guy Lacroix défend la création de "zones de partage, de soutien et d'échanges constructifs", et entretient cette capacité d'ouverture de ses collaborateurs: "nous savons que travailler avec des start-ups imaginatives, faire des alliances avec des partenaires techniques et dialoguer en permanence avec nos clients nous connecte à tout ce qui stimule notre créativité". Au final, Ineo GDF-Suez a su transformer "une addition d'individus en une collectivité solidaire et soudée, puisque le lien de confiance que le groupe cultive est le moteur de sa réussite et sa première fierté". Dit en passant, Guy Lacroix semble jouir d'un talent certain pour transformer sa vision stratégique de l'entreprise en dynamique individuelle et collective chez Ineo. Doit-on en déduire que le concept d'harmonisation des capacités individuelles remplacera celui de gestion prévisionnelle de l'emploi, dans nos futures recherches sur l'entreprise en sciences humaines? Les psychologues y travaillent.

Bref, ce long plaidoyer pour l'aptitude au changement et la créativité, Einstein l'avait déjà brillamment résumé en son temps:"l’imagination est plus importante que la connaissance. Car la connaissance est limitée, tandis que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès, suscite l’évolution." Et le meilleur moyen de bien vivre le changement, lorsqu'on est dirigeant, c'est encore d'avoir confiance en l'homme.


31 Juillet 2011