L'humain, variable clé des modèles d'entreprises performantes




S'interroger sur les modèles d'entreprise performants en 2011 revient à dresser un bilan de santé du capitalisme post-crise. L'actualité économique de ces dernières années a fait mentir l'assertion courante "too big to fail", tandis qu'on prend à peine conscience du fait qu'une croissance effrénée peut à tout moment franchir un seuil brutal de retournement. La conjoncture actuelle nous offre l'opportunité de tirer les leçons de la crise: existe-t-il des modèles de gouvernance aussi bien performants que plus durables? Y'a-t-il des "réflexes managériaux" gagnants? Voici quelques pistes de réflexion qui nous ramènent sans cesse à la même source: l'humain.



En premier lieu: éviter de transposer aveuglement les modèles de management anglo-saxons

Adopter des standards de management venus d'outre-Atlantique, n'est-ce pas quelque part vouloir standardiser les hommes? Ce sont pourtant ces standards que nous vendent des cabinets d'audit parmi les plus réputés, parce qu'ils ont fait leurs preuves dans les plus grandes multinationales américaines. Bien sûr, les managers sont pressurisés par les tensions du marché à court terme. Bien sûr, piloter une organisation de façon pragmatique implique l'usage indicateurs de performance. Et bien sûr, il est réconfortant de succomber aux sirènes de l'expertise supposée d'un consultant. 5% des chefs d'entreprise français ont ainsi cru bon, pendant la crise, instaurer un modèle d'évaluation de leurs salariés appelé le "forced ranking" en guise de levier de la motivation.

Mais ils agissent peut-être en dépit de circonstances réelles, d'abord liées à des considérations d'ordre culturel. Les entreprises les plus performantes en Europe ne sont pas nécessairement celles qui pratiquent le culte de la performance individuelle. A propos de la performance des entreprises allemandes, qu'on évoque souvent comme emblème de dynamisme sur lequel nous devrions nous calquer, Nicolas Mottis explique qu'elles pratiquent un management paternaliste et que leur performance est d'abord due à "beaucoup de paramètres simples liés aux comportements des acteurs et ne nécessitant ni un nouveau plan quinquennal, ni une loi de modernisation."L'humain, encore. Parce que le forced ranking (ou "classement par quotas imposés"), pour sa part, est un outil de management par la terreur. Il consiste à attribuer une note aux salariés selon leurs performances, et parfois même à exonérer le dirigeant de responsabilité morale lors des licenciements économiques: on met sur le départ les salariés du bottom 10 (les 10% les moins performants). Résultat: une compétition fratricide entre les salariés qui met un terme définitif à l'esprit d'équipe, et affecte donc le potentiel de synergie.

"A ce petit jeu, l'employeur n'est pas forcément gagnant", souligne le Figaro. "Une utilisation abusive, parce qu'elle fait peser une épée de Damoclès sur les salariés, donne à l'entreprise une image de presse-citron. Et le forced ranking peut engendrer un stress excessif qui ne rend pas les salariés plus productifs." C'est d'autant plus évident à l'aune du fossé culturel qui nous sépare des travailleurs yankees. L'indicateur de performance sera mieux vécu par le salarié américain qui a une relation purement transactionnelle au travail, et sépare farouchement les sphères professionnelles et affectives. Tandis qu'en France, le salarié cultive souvent un intime sentiment d'appartenance à son entreprise. Il faut dire que la mobilité professionnelle est plus accrue aux Etats-Unis, tandis qu'en France la carrière individuelle est souvent projetée sous l'angle de l'entreprise à laquelle on appartient.

Il convient donc de faire preuve de discernement: le cartésianisme ne remplacera pas l'intuition en management. Un homme n'est pas un process, il est délicat de l'évaluer objectivement. Vincent de Gaulejac, auteur du livre "Travail: les raisons de la colère", indique que "dans les entreprises, la tendance aujourd’hui est de faire systématiquement appel à des experts extérieurs. Il vaudrait mieux s’employer à redonner au management sa fonction première qui n’est pas de pousser le système vers l’excellence et la performance, mais de produire une organisation qui n’empêche pas les gens de travailler !"

Mais si vous préférez persévérer dans la voie du forced ranking, attendez-vous à ce que vos salariés vous attribuent légitimement, en contrepartie, un score de leadership... Une idée peu séduisante, n'est-ce pas?

S'interroger sur la pertinence du modèle de gouvernance économique

On perçoit toujours les grandes entreprises comme des navires hyper-capitalistiques secoués au gré des tempêtes financières. A tort. Tous les champions sectoriels ne sont pas forcément gouvernés par des assemblées d'actionnaires avides de dividendes. Il existe en effet des modèles de gouvernance qui, n'étant pas exagérément financiarisés, ressortent de la crise en brandissant un bilan presque insolent. Mais lesquels? Souvent articulées autour du principe de proximité et de mutualisation des moyens et des risques, les SCOP (sociétés coopératives et participatives) ont le vent en poupe. Il s'agit d'un régime juridique qui permet la plupart du temps aux salariés d'être les associés majoritaires d'une entreprise, de participer aux décisions et d'élire leurs dirigeants. Or ces entreprises ont doublé leur CA en l'espace de dix ans.

Et leur succès est croissant: chaque année, ce sont en moyenne 200 nouvelles coopératives qui se créent. Soumises à un impératif de rentabilité, comme toute autre forme d'entreprise, elles se distinguent néanmoins par un mode de répartition des résultats qui favorise la pérennité de l'emploi et du projet d'entreprise. Pour preuve, «40 à 45 % des bénéfices sont systématiquement affectés à des réserves qui restent dans l'entreprise pour consolider ses fonds propres et sa capacité d'investissement», souligne Patrick Lenancker, président de la Confédération Générale des SCOP. Autre facteur de stabilité: une coopérative n'est pas "opéable", puisque les associés extérieurs sont limités à 49% du capital social et 35% du droit de vote.Et ce régime juridique n'est pas, contrairement aux idées reçues, réservé aux groupements de producteurs agricoles. On trouve aussi bien des coopératives dans les domaines de l'industrie, du bâtiment ou des services.

Le secteur de la grande distribution n'est pas en reste, avec des enseignes comme Leclerc, Les Mousquetaires ou Système U par exemple qui fonctionnent sur un mode coopératif mais cette fois détenu par les membres propriétaires de magasins. L'une des plus célèbres enseignes hexagonales à fonctionner de cette manière est Optic 2000, fondée par quatre opticiens en 1962 sous la forme d'un groupement d'achats. Aujourd'hui, le groupe Optic 2000 est devenu la première enseigne hors alimentaire, et leader français de la distribution optique.Les raisons du succès d'Optic 2000? Probablement une stratégie de développement raisonné et perspicace plutôt qu'une insatiable lubie de conquête. Le groupe, qui compte plus de 1000 magasins adhérents, croît sereinement sous le pilotage avisé d'Yves Guénin: "Ce n'est pas parce qu'on est une coopérative qu'on doit s'interdire l'internationalisation. Mais le bénéfice doit se faire au niveau de la coopérative". Son mot d'ordre: garder à l'esprit l'essence même du groupe Optic 2000. "L'enseigne a été lancée en 1969 comme un label fédérateur d'un groupement qui était, au départ, une centrale d'achats", déclarait Yves Guénin en 2002. Optic 2000, c'est aussi un mode de développement basé sur le maillage du territoire, qui va de paire avec la responsabilité sociale du groupe, chère à Yves Guénin. Ce dernier entend bien renforcer "le lien de proximité au niveau local", au même titre que le font certaines entreprises pilotées par l'Etat remplissant une mission de service public. La qualité humaine de la relation entre l'entreprise et ses clients va-t-elle reprendre le dessus, après des années de dématérialisation, d'externalisation offshore du CRM, et de "e-consommation" compulsive? La politique de proximité, néanmoins, est parfois difficilement conciliable avec l'impératif d'optimisation financière, c'est un fait... Mais l'exemple d'Optic 2000 démontre que le nouveau nerf de la guerre, c'est la relation, pas l'argent.

Accessoirement, se réconcilier avec l'opinion

Quand l'opinion se fâche avec le monde de l'entreprise, c'est un divorce annoncé avec le travailleur, mais aussi avec le consommateur qu'il représente par ailleurs. Depuis quelques années, l'opinion vilipende le monde de l'entreprise qui, à ses yeux, rechigne à prendre conscience de son rôle social structurant. Du coup, sa perception par le grand public s'est considérablement altérée, et le consommateur n'hésite plus à sanctionner l'entreprise à travers ses choix de consommation. Pour Jean-Damien Pô, "le public s’émeut désormais de voir les préoccupations de l'entreprise se détourner si ostensiblement du territoire national. La figure rassurante du capitaine d’industrie s’efface, tandis que grandit le fantasme du « mercenariat » des grands patrons." Autrement dit, l'entreprise doit renouer avec l'intérêt collectif. La manie bien gauloise consistant à réduire l'état de l'opinion aux sondages de consommateurs doit laisser la place à une attitude citoyenne de l'entreprise, que réclament nos compatriotes, mais que l'entreprise n'entend pas toujours.

En 2008, le quotidien Les Echos relevait que "la responsabilité en matière de santé des entreprises et des collectivités locales joue un rôle grandissant dans l'opinion publique. Au-delà de la responsabilité en ce qui concerne la prévention des risques (pollution, alimentation, sécurité...), l'opinion attend des entreprises une politique active d'information, d'éducation et de promotion de la santé de leurs salariés et de leurs clients, voire de la société civile en générale." Yves Guénin, cité précédemment, abonde en ce sens. Il déclarait récemment dans un grand quotidien national: "l'entreprise contemporaine ne peut plus faire l'économie de l'action sociale, sa responsabilité humaine est devenue bien trop lourde. Soyons sérieux: pour une multinationale, ce n'est pas une question de moyens, mais d'abord une question de volonté."Jean-Luc Allavena, du fonds d'investissement Appolo, est tout aussi catégorique: "on ne peut se satisfaire d'une société dans laquelle les uns et les autres prennent ce qui les intéresse et ne rendent rien." Il ajoute: "en France, on n'est pas éduqué au don".

"Citizens are watching you"

Cette façon qu'a l'opinion d'interpeller la conscience collective n'est-elle pas légitime, en fin de compte, dans une période où l'on exige du salarié une implication croissante en vue de participer à l'effort de résistance à la crise? C'est un fait établi: la nature de la relation entre l'économie et le social a changé. Et c'est la faculté des entreprises à mettre en oeuvre un système de valeurs responsables qui conditionnera, demain, le degré d'adhésion des Français à leurs entreprises. Car "l'histoire marketing" récente a démontré que le consommateur consentait à payer le prix fort; pour peu qu'il ait le sentiment de faire un choix de consommation "utile", ou dans une moindre mesure, non préjudiciable. Une entreprise humaine est aujourd'hui une entreprise plébiscitée; et donc fermement soutenue par le "consomm'acteur".


31 Juillet 2011