E&D: Jean-Marc Avezou, de l’EDHEC à la Chimie, racontez-nous ce saut quantique ?
Jean-Marc Avezou: Après avoir passé d’excellentes années à l’EDHEC Lille, j’ai souhaité faire un service militaire « actif et intéressant » - je me suis engagé dans une école d’Officiers de Marine à Saint Mandrier, et je suis resté 2 ans dans la Marine Nationale. J’ai passé du temps sur la Frégate Anti-Aérienne Jean Bart en tant qu'Officier de Veille, et où j’ai appris les relations humaines… et notamment la différence entre « commander grâce aux galons » et « diriger par l'exemple».
Après cette expérience, j’ai été embauché par la société 3M, puis j’ai été « chassé » par un groupe Anglais, Morgan Crucible, qui venait de racheter des PMI de l’Industrie Chimique en France. J’y suis rentré comme Directeur Marketing, en Janvier 1995, avec pour mission de structurer et de rentre profitables ces petites entreprises. En 1999, le Groupe ITW a racheté la division chimie de MorganCrucible .
Inconnue sauf des spécialistes, parlez-nous de votre entreprise ITW et du rôle que vous y jouez ?
ITW (Illinois Tool Works Inc.) est un conglomérat côté au NYSE, dont le siège social est à Chicago, et qui réalise en 2011 US$18 milliards de Chiffre d’Affaire, à l’aide de 70.000 employés environ répartis dans 900 filiales dans le monde entier couvrant de multiples activités industrielles comme la fabrication d outils pour la construction, d'équipements pour la restauration industrielle, de pièces pour la construction automobile, d'ensembles de soudure et de produits chimiques pour l'industrie. Ces 900 filiales sont réparties en une dizaine de divisions, dirigées par des Executive Vice Presidents qui reportent au CEO, David Speer, ou à David Parry, Vice Chairman, qui est d’origine anglaise. L’Executive Vice President de la division Chimie est Juan Valls, de Barcelone. En charge de l’Europe au sein de cette division, je suis responsable d’une vingtaine de sites répartis entre les pays Scandinaves, le Royaume Uni, l’Allemagne, l’Espagne, la République Tchèque, la Russie et bien sûr la France…
Nous avons des usines de petite à moyenne taille, et nous ne souhaitons pas a priori les regrouper pour faire de théoriques « économies d’échelle ». Nous avons ainsi 7 sites en France.En outre, la philosophie d’ITW est « small is beautiful », pour rester proches de nos clients afin de mieux les connaître et les comprendre.
Quel est votre constat en tant que Patron Europe sur la cohérence et l’homogénéité de l’Union Européenne ?
L’Union Européenne a énormément facilité la tâche d’une entreprise « Européenne » - moins de « gymnastique de change » qu’auparavant, grâce à l’Euro, une libre circulation des personnes, des harmonisations voulues des législations sur les transports, sur la chimie, les accords REACH, et des politiques de préventions des risques industriels qui tendent à se rapprocher – SEVESO en France est ainsi très proche de COMAH en Grande Bretagne, avec les mêmes seuils de dangerosité… Néanmoins, il reste des disparités énormes en termes de fiscalité, de relations entre politiques et industriels, de mise en application des lois notamment sur la concurrence déloyale, de « protectionnisme local »…
Quelle est alors la clé d’une bonne gestion paneuropéenne ?
Une des clefs du monde actuel est de pouvoir comprendre ses différents interlocuteurs, et de s’en faire comprendre, en étant au fait de leur culture et de leur histoire. Il me semble indispensable de pouvoir être considéré comme un « globalcitizen », pour pouvoir m’adresser à tout interlocuteur étranger sans être immédiatement taxé de chauvinisme (qui est malheureusement un qualificatif que beaucoup d’étrangers nous décernent…). Avant toute chose, la bonne « gestion » est d’être humain, à l’écoute des autres, c’est simplement une question de bon sens et d’éducation. Grâce à cette écoute, tout interlocuteur se sent valorisé et est immédiatement plus amène. Cela permet évidemment des rapports humains beaucoup plus agréables, et des résultats professionnels incommensurablement meilleurs.
Ensuite, il n’y a pas besoin d’être un grand sage pour savoir que la culture allemande implique notamment un grand respect de la hiérarchie, que la culture anglaise pousse à masquer toute forme d’émotion ou de sentiments dans les relations professionnelles… et que si l’on intègre toutes ces particularités dans les relations professionnelles, on évite souvent des impasses, on va plus vite et on ne blesse pas nos interlocuteurs inutilement.
Au plan Européen, comme au niveau Français, il convient aussi de ne pas oublier qu’un responsable politique a des objectifs bien différents de ceux d’un haut fonctionnaire, par exemple. L’homme politique a été élu sur un programme, et rend des comptes à ses électeurs pour une période donnée. Il est le « patron », mais en CDD. Le haut fonctionnaire s’inscrit dans la durée, c’est lui qui « travaille », et il sait que lui reste alors que les hommes politiques passent. Pour toute problématique industrielle, par exemple l’extension d’une usine, ces deux types d’interlocuteurs ont le pouvoir de dire « non »…
Quelques exemples pour nous aider à comprendre cette ingénierie que vous mettez en œuvre ?
Prenons un exemple Français, proche de chez nous. A la fin des années 80, une PMI familiale a construit une usine de fabrication d’aérosols dans les Ardennes. Cette usine a été déclarée par erreur, par le centre des impôts local, comme un établissement commercial en lieu et place d’un site industriel. Au gré des rachats d’entreprise, cette usine est devenue une filiale du Groupe ITW en 1999, et un inspecteur des impôts de Charleville Mézières a constaté cette anomalie – une usine classée SEVESO 2 déclarée comme établissement commercial… pour mémoire, la taxe foncière et l’ancienne taxe professionnelle étaient 8 fois plus élevées pour une usine que pour un établissement commercial. Cette usine a donc été redressée, sur 5 ans, suite à cette erreur administrative. Le montant du redressement s’élevait à 600.000 euros.
J’étais justement en train de rapatrier des fabrications étrangères dans cette usine, et j’ai fait part de l’incongruité de la situation au Conseiller Général, au Président de la Communauté de Communes, au Sénateur…et c’est remonté au Ministre du Budget de l’époque, Monsieur Eric Woerth. J’ai fait des pieds et des mains pour être entendu, en disant qu’un geste serait bienvenu, pour rapatrier du travail et des emplois en France. Monsieur Woerth a quitté à ce moment là le gouvernement, remplacé par Monsieur Baroin, qui a très intelligemment compris la situation et qui a fait rembourser une partie de ces impôts à notre Groupe Américain. Nous avons depuis effectué de nombreuses embauches locales…
6/Comment un groupe nord-américain peut-il intégrer ces particularités de gestion ?
Les américains de manière générale, et les dirigeants du Groupe ITW en particulier, savent extrêmement bien déléguer. D’autre part, ils accordent spontanément une partie de leur confiance à leurs collaborateurs lointains, puis, avec le temps et avec les résultats, ils accordent une confiance totale. Cette confiance se mérite, je pense qu’ils sont capables de la reprendre d’un coup si elle est trahie…mais pour ce qui me concerne, je suis énormément flatté de l’avoir obtenue, et par conséquent, j’ai une autonomie de décision considérable.
Nous sommes quelques Européens avec des responsabilités dans ce Groupe, et nous avons tous aussi pour mission d’expliquer les particularités de gestion « Européennes ».
7/Qu’avez-vous retenu à titre personnel de ces multiples chantiers menés dans toute l’Europe ?
C’est un apprentissage incessant, et très enrichissant – chaque nouveau chantier, chaque nouvelle acquisition permet des rencontres avec des entrepreneurs, avec des décisionnaires, et nous progressons tous en parallèle grâce à une communication professionnelle, à nos capacités d’écoute, à notre intérêt pour nos interlocuteurs. Le métier de président Europe d’un groupe américain implique d’avoir une forte empathie, d’être un « caméléon » - savoir se faire apprécier tout autant des ouvriers sur chaine à Stuttgart ou à Silkeborg, que des grands fournisseurs de chimie d’Allemagne, des responsables commerciaux de nos sociétés au Pays Basque espagnol ou des Directeurs Généraux de nos filiales du Yorkshire ou du Lancashire…
Ces différents atouts permettent d’obtenir des résultats financiers meilleurs d’année en année – cela fait 6 ans de suite que le profit de mon activité augmente de 20% d’un an sur l’autre -, donc permettent d’embaucher, de faire de la recherche de nouveaux produits, d’améliorer la sécurité et la productivité des usines, de conserver la confiance de mes patrons et de mes actionnaires américains, d’être un choix préféré pour les entrepreneurs qui souhaitent vendre leur entreprise… et d’avoir une vie professionnelle extraordinaire.
Jean-Marc Avezou: Après avoir passé d’excellentes années à l’EDHEC Lille, j’ai souhaité faire un service militaire « actif et intéressant » - je me suis engagé dans une école d’Officiers de Marine à Saint Mandrier, et je suis resté 2 ans dans la Marine Nationale. J’ai passé du temps sur la Frégate Anti-Aérienne Jean Bart en tant qu'Officier de Veille, et où j’ai appris les relations humaines… et notamment la différence entre « commander grâce aux galons » et « diriger par l'exemple».
Après cette expérience, j’ai été embauché par la société 3M, puis j’ai été « chassé » par un groupe Anglais, Morgan Crucible, qui venait de racheter des PMI de l’Industrie Chimique en France. J’y suis rentré comme Directeur Marketing, en Janvier 1995, avec pour mission de structurer et de rentre profitables ces petites entreprises. En 1999, le Groupe ITW a racheté la division chimie de MorganCrucible .
Inconnue sauf des spécialistes, parlez-nous de votre entreprise ITW et du rôle que vous y jouez ?
ITW (Illinois Tool Works Inc.) est un conglomérat côté au NYSE, dont le siège social est à Chicago, et qui réalise en 2011 US$18 milliards de Chiffre d’Affaire, à l’aide de 70.000 employés environ répartis dans 900 filiales dans le monde entier couvrant de multiples activités industrielles comme la fabrication d outils pour la construction, d'équipements pour la restauration industrielle, de pièces pour la construction automobile, d'ensembles de soudure et de produits chimiques pour l'industrie. Ces 900 filiales sont réparties en une dizaine de divisions, dirigées par des Executive Vice Presidents qui reportent au CEO, David Speer, ou à David Parry, Vice Chairman, qui est d’origine anglaise. L’Executive Vice President de la division Chimie est Juan Valls, de Barcelone. En charge de l’Europe au sein de cette division, je suis responsable d’une vingtaine de sites répartis entre les pays Scandinaves, le Royaume Uni, l’Allemagne, l’Espagne, la République Tchèque, la Russie et bien sûr la France…
Nous avons des usines de petite à moyenne taille, et nous ne souhaitons pas a priori les regrouper pour faire de théoriques « économies d’échelle ». Nous avons ainsi 7 sites en France.En outre, la philosophie d’ITW est « small is beautiful », pour rester proches de nos clients afin de mieux les connaître et les comprendre.
Quel est votre constat en tant que Patron Europe sur la cohérence et l’homogénéité de l’Union Européenne ?
L’Union Européenne a énormément facilité la tâche d’une entreprise « Européenne » - moins de « gymnastique de change » qu’auparavant, grâce à l’Euro, une libre circulation des personnes, des harmonisations voulues des législations sur les transports, sur la chimie, les accords REACH, et des politiques de préventions des risques industriels qui tendent à se rapprocher – SEVESO en France est ainsi très proche de COMAH en Grande Bretagne, avec les mêmes seuils de dangerosité… Néanmoins, il reste des disparités énormes en termes de fiscalité, de relations entre politiques et industriels, de mise en application des lois notamment sur la concurrence déloyale, de « protectionnisme local »…
Quelle est alors la clé d’une bonne gestion paneuropéenne ?
Une des clefs du monde actuel est de pouvoir comprendre ses différents interlocuteurs, et de s’en faire comprendre, en étant au fait de leur culture et de leur histoire. Il me semble indispensable de pouvoir être considéré comme un « globalcitizen », pour pouvoir m’adresser à tout interlocuteur étranger sans être immédiatement taxé de chauvinisme (qui est malheureusement un qualificatif que beaucoup d’étrangers nous décernent…). Avant toute chose, la bonne « gestion » est d’être humain, à l’écoute des autres, c’est simplement une question de bon sens et d’éducation. Grâce à cette écoute, tout interlocuteur se sent valorisé et est immédiatement plus amène. Cela permet évidemment des rapports humains beaucoup plus agréables, et des résultats professionnels incommensurablement meilleurs.
Ensuite, il n’y a pas besoin d’être un grand sage pour savoir que la culture allemande implique notamment un grand respect de la hiérarchie, que la culture anglaise pousse à masquer toute forme d’émotion ou de sentiments dans les relations professionnelles… et que si l’on intègre toutes ces particularités dans les relations professionnelles, on évite souvent des impasses, on va plus vite et on ne blesse pas nos interlocuteurs inutilement.
Au plan Européen, comme au niveau Français, il convient aussi de ne pas oublier qu’un responsable politique a des objectifs bien différents de ceux d’un haut fonctionnaire, par exemple. L’homme politique a été élu sur un programme, et rend des comptes à ses électeurs pour une période donnée. Il est le « patron », mais en CDD. Le haut fonctionnaire s’inscrit dans la durée, c’est lui qui « travaille », et il sait que lui reste alors que les hommes politiques passent. Pour toute problématique industrielle, par exemple l’extension d’une usine, ces deux types d’interlocuteurs ont le pouvoir de dire « non »…
Quelques exemples pour nous aider à comprendre cette ingénierie que vous mettez en œuvre ?
Prenons un exemple Français, proche de chez nous. A la fin des années 80, une PMI familiale a construit une usine de fabrication d’aérosols dans les Ardennes. Cette usine a été déclarée par erreur, par le centre des impôts local, comme un établissement commercial en lieu et place d’un site industriel. Au gré des rachats d’entreprise, cette usine est devenue une filiale du Groupe ITW en 1999, et un inspecteur des impôts de Charleville Mézières a constaté cette anomalie – une usine classée SEVESO 2 déclarée comme établissement commercial… pour mémoire, la taxe foncière et l’ancienne taxe professionnelle étaient 8 fois plus élevées pour une usine que pour un établissement commercial. Cette usine a donc été redressée, sur 5 ans, suite à cette erreur administrative. Le montant du redressement s’élevait à 600.000 euros.
J’étais justement en train de rapatrier des fabrications étrangères dans cette usine, et j’ai fait part de l’incongruité de la situation au Conseiller Général, au Président de la Communauté de Communes, au Sénateur…et c’est remonté au Ministre du Budget de l’époque, Monsieur Eric Woerth. J’ai fait des pieds et des mains pour être entendu, en disant qu’un geste serait bienvenu, pour rapatrier du travail et des emplois en France. Monsieur Woerth a quitté à ce moment là le gouvernement, remplacé par Monsieur Baroin, qui a très intelligemment compris la situation et qui a fait rembourser une partie de ces impôts à notre Groupe Américain. Nous avons depuis effectué de nombreuses embauches locales…
6/Comment un groupe nord-américain peut-il intégrer ces particularités de gestion ?
Les américains de manière générale, et les dirigeants du Groupe ITW en particulier, savent extrêmement bien déléguer. D’autre part, ils accordent spontanément une partie de leur confiance à leurs collaborateurs lointains, puis, avec le temps et avec les résultats, ils accordent une confiance totale. Cette confiance se mérite, je pense qu’ils sont capables de la reprendre d’un coup si elle est trahie…mais pour ce qui me concerne, je suis énormément flatté de l’avoir obtenue, et par conséquent, j’ai une autonomie de décision considérable.
Nous sommes quelques Européens avec des responsabilités dans ce Groupe, et nous avons tous aussi pour mission d’expliquer les particularités de gestion « Européennes ».
7/Qu’avez-vous retenu à titre personnel de ces multiples chantiers menés dans toute l’Europe ?
C’est un apprentissage incessant, et très enrichissant – chaque nouveau chantier, chaque nouvelle acquisition permet des rencontres avec des entrepreneurs, avec des décisionnaires, et nous progressons tous en parallèle grâce à une communication professionnelle, à nos capacités d’écoute, à notre intérêt pour nos interlocuteurs. Le métier de président Europe d’un groupe américain implique d’avoir une forte empathie, d’être un « caméléon » - savoir se faire apprécier tout autant des ouvriers sur chaine à Stuttgart ou à Silkeborg, que des grands fournisseurs de chimie d’Allemagne, des responsables commerciaux de nos sociétés au Pays Basque espagnol ou des Directeurs Généraux de nos filiales du Yorkshire ou du Lancashire…
Ces différents atouts permettent d’obtenir des résultats financiers meilleurs d’année en année – cela fait 6 ans de suite que le profit de mon activité augmente de 20% d’un an sur l’autre -, donc permettent d’embaucher, de faire de la recherche de nouveaux produits, d’améliorer la sécurité et la productivité des usines, de conserver la confiance de mes patrons et de mes actionnaires américains, d’être un choix préféré pour les entrepreneurs qui souhaitent vendre leur entreprise… et d’avoir une vie professionnelle extraordinaire.